“Et pour en venir aux raisons, et parler en faveur de Rome, je dirai qu’il faut toujours confier un dépôt à ceux qui ont le moins le désir de le violer. Sans doute, à ne considérer que le caractère de ces deux ordres de citoyens, on est obligé de convenir qu’il y a, dans le premier, un grand désir de dominer, et dans le second, le désir seulement de ne pas l’être ; par conséquent plus de volonté de vivre libre. Le peuple préposé à la garde de la liberté, moins en état de l’usurper que les grands, doit en avoir nécessairement plus de soin, et ne pouvant s’en emparer, doit se borner à empêcher que d’autres ne s’en emparent” (Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite-Live, I : 5).
La représentation négative de Machiavel dans l’imaginaire populaire vient sans doute, en grande partie, de la confusion sémantique entre les adjectifs machiavélique et diabolique. On attribue à tort au Florentin la maxime selon laquelle “la fin justifie les moyens”. Cette lecture simpliste occulte un fait important : Machiavel ne condamne pas, ni ne réduit, la moralité. Il renverse plutôt l’ordre de priorité entre celle-ci et le domaine du politique, dans le contexte particulier de l’influence, aussi importante que néfaste, que la morale chrétienne avait sur les Cités italiennes de la Renaissance. Il est en ce sens un penseur laïque avant l’heure. Il a cherché à séparer le politique de la religion, la gestion du temporel et de l’intemporel, dans un élan philosophique qui donnait également à la raison pratique sa pleine autonomie face à la raison contemplative. Une défense complète de cette thèse dépasserait largement l’ambition et l’espace dont nous disposons ici, mais il ne s’agit pas d’une thèse qui soit à proprement controversée non plus.
Cet article propose plus précisément de s’intéresser à la conception du politique et de la liberté avancée par Machiavel, que plusieurs considèrent comme étant l’expression la plus forte d’une tradition républicaine à réactualiser, et dont la pierre angulaire est l’idée de liberté comme non-domination.[1] Il s’agit de réhabiliter la conception machiavélienne (et non machiavélique) du politique, du peuple et de la liberté pour appréhender les différents soulèvements populaires que nous observions aux quatre coins du globe en 2019. Cela nous permettra d’esquisser une grille de lecture pour appréhender les différentes révoltes populaires analysées dans ce dossier thématique, ainsi que de dessiner les contours d’un cadre normatif établissant des balises politiques humanistes, afin de ne pas non plus justifier toute rébellion et, encore moins, toute violence, pour elle-même.
L’ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA VIOLENCE
Un premier axiome à poser pour tenter de comprendre les déterminants de l’économie de la violence que nous observons dans les révoltes populaires qui secouent des dizaines de pays aujourd’hui, c’est un ras-le-bol généralisé face aux promesses brisées du “globalisme” libéral. Le libre-échangisme et la conception de l’état comme étant un obstacle à la “libération” du travail promettaient monts et merveilles. Force est de constater que, presque deux générations après la doctrine ultra-libérale de Thatcher et Reagan, les richesses sont plus concentrées que jamais et que les populations prennent conscience de leurs vulnérabilités communes et même partagées. Cette philosophie libérale a en horreur les peuples et préfèrent les individus atomisés… sauf que ces derniers ne peuvent offrir de résistance organisée face aux élites. Comment alors penser une société bien ordonnée, capable de rompre avec les logiques destructrices d’un libéralisme hostile au pouvoir populaire ?
“Il y a de bonnes lois là où il y a de bonnes armes”[2] aurait répondu Machiavel. Contrairement à une idée répandue, le sens de cette maxime n’est pas “la fin justifie les moyens”. Il faut plutôt lire, comme le dit l’adage, “qui veut la paix, prépare la guerre” (Machiavel a d’ailleurs aussi écrit un ouvrage intitulé, comme d’autres avant lui, l’Art de la Guerre).
Pour comprendre l’importance que Machiavel accorde à la démocratisation de l’économie politique de la violence, il est impératif de s’intéresser à sa démarche authentiquement libre-exaministe et laïque. Dans son fameux ouvrage, Le Prince (1513), où il s’adresse à Laurent II de Médicis, le Florentin affirme se distinguer de nombreux de ses contemporains, désignant ainsi les épigones de la philosophie chrétienne de la patrie et de son éthique totalement inadaptée à produire des constitutions assez robustes pour résister aux tumultes et à la guerre. C’est pourquoi, voulant faire œuvre utile à qui l’entend, il préfère s’intéresser à la “vérité effective de la chose” (“vertità effatuale della cosa”), c’est-à-dire à la réalité matérielle du pouvoir et donc des rapports de force, de la violence et de la distribution institutionnalisée des moyens de celle-ci – car c’est essentiellement la condamnation morale de ces questions par la philosophie chrétienne qui en fait un danger abyssal pour celui qui serait tenté de lui prêter autorité.
Comme illustré avec la citation introductive de cette analyse, dans son œuvre globale, Machiavel se refuse à penser la liberté républicaine des états à partir de vertus morales, mais plutôt à partir d’une réflexion sur l’équilibre des puissances, dans laquelle le peuple détient la balance du pouvoir. Le Prince doit donc instituer une économie politique, qui intègre le peuple, puisque c’est de la conjugaison des forces dont dépend la liberté collective, entendue comme non-domination, de l’état tout entier.
Si Machiavel pouvait aujourd’hui murmurer à l’oreille des princes, son enseignement serait le suivant. La passion de votre peuple pour la liberté comme non-domination fait partie de l’ordre des choses ; cessez de la voir comme une menace et exploitez plutôt cette énergie pour vous porter au pouvoir, de façon légitime, pour le conserver et pour rendre votre état moins vulnérable aux schismes et aux ingérences externes. Saisissez l’opportunité pour “agripper la situation par les cheveux”[3], en utilisant la gronde populaire et le désir d’un leadership cherchant à intégrer le grand nombre dans les mécanismes du pouvoir, plutôt qu’à le mater.
S’il y a une chose qui ressort aujourd’hui des expériences de populations en révolte, c’est bien que leur vulnérabilité à la fois aux tumultes internes, mais aussi aux ingérences extérieures, résulte trop souvent du refus des gouvernants de donner à leurs populations les moyens de la résistance à la domination. C’est dans ce contexte que le caractère laïque de la pensée de Machiavel sur les révoltes populaires qui secouent le monde aujourd’hui nous apparaît comme étant brutalement contemporain et fertile. La démocratisation d’une jouissance effective de ce que nous appelons aujourd’hui les droits humains dépendra d’une “républicanisation” des états, c’est-à-dire d’une modification de l’équilibre de l’économie politique du pouvoir, au profit de tous.
LE CONFLIT COMME MOTEUR DE LIBERTÉ
Qu’est-ce que tout cela signifie si l’on pose aujourd’hui la question de la résilience des régimes politiques face au flux incessant des humeurs inhérentes à la vie en société et de la violence qui en découle ? Qu’est-ce que cela veut dire si nous adoptons une approche libre-exaministe et portons notre attention sur la matérialité effective des relations de domination qui sont contestées vigoureusement aux quatre coins du globe ?
Pour poursuivre notre analyse et répondre à ces questions, il faut se tourner vers le rôle positif que Machiavel attribue au conflit, à partir de son étude de l’histoire de Rome. Dans le Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel s’oppose une fois de plus à la pensée chrétienne dominante à son époque : “Je dis que ceux qui blâment les dissensions continuelles des grands et du peuple me paraissent désapprouver les causes mêmes qui conservèrent la liberté de Rome, et qu’ils prêtent plus d’attention aux cris et aux rumeurs que ces dissensions faisaient naître, qu’aux effets salutaires qu’elles produisaient. Ils ne veulent pas remarquer qu’il existe dans chaque gouvernement deux sources d’opposition, les intérêts du peuple et ceux des grands ; que toutes les lois que l’on fait au profit de la liberté naissent de leur désunion, comme le prouve tout ce qui s’est passé
dans Rome”.[4] C’est donc par sa capacité à intégrer l’interdépendance entre l’équilibre interne des passions garantissant la liberté (citoyenneté) et la puissance commune (res publica), que Rome a su utiliser à la fois le désir des grands de dominer et le désir du peuple de ne pas être dominé, qu’elle a pu résister au flux incessant des humeurs et de l’anarchie belliqueuse régnant entre les Cités.
La principale leçon à tirer des enseignements de Machiavel est que le conflit fait intégralement partie de la chose politique, et de l’expérience humaine de manière générale, et que nous aurions tort, d’un point de vue libre-exaministe, de condamner moralement cet état de fait. Or, nombreuses sont les théories politiques aujourd’hui qui prétendent pouvoir rompre avec les oppositions, émanciper les individus, abolir la lutte des classes ou même permettre une utopie humaniste où la fraternité ne côtoierait plus la conflictualité. Ce à quoi on ne saurait répondre mieux que Adam Ferguson (1723-1816), philosophe des Lumières écossaises, qui a dit dans son Essai sur l’histoire de la société civile, dans un esprit on ne peut plus machiavélien : “celui qui n’a jamais lutté avec ses semblables est étranger à la moitié des sentiments du genre humain”.[5] Embrasser cette approche libre-exaministe du politique, penser rationnellement l’institutionnalisation des conflits, plutôt que de les condamner moralement, c’est bien souvent penser à contre-courant, au risque de choquer les bons sentiments.
Avant de conclure, il est important de préciser que si la perspective machiavélienne sur les soulèvements populaires nous fait voir d’un bon œil des tumultes que d’autres condamnent “inconsidérément”, cela ne signifie cependant pas que toute insurrection ou toute manifestation de violence soit pour autant légitime ou nécessaire. On ne saurait confondre entre des proto-milices liées à des mouvements européens d’extrême-droite et le combat des forces laïques en Syrie ou l’armée kurde qui doit repousser les agressions de la Turquie. La légitimité des combats dépend de leurs fondements, de leurs revendications. Ceux qui cherchent à réduire l’étendue des libertés des autres n’ont rien à voir avec ceux qui existent dans le but d’étendre et de démocratiser les droits humains chez des populations souvent victimes d’une double domination aux mains à la fois de leurs propres gouvernements et, aussi, des puissances extérieures qui se livrent des guerres par procuration sur leurs territoires. Souvenons-nous, Machiavel ne fait pas l’éloge de la violence pour elle-même, ni de l’accaparement et de la conservation du pouvoir une fin en soi.
Bref, une approche libre-exaministe du politique, s’intéressant à la “vérité effective de la chose”, et donc émancipée de considérations imaginaires, exige de ne pas condamner les conflits et de plutôt considérer ceux-ci comme un réservoir d’énergie que tout dirigeant avisé devrait chercher à canaliser et non à détruire.
[1] Voir les travaux de “l’école de Cambridge”, qui a utilisé les outils de la philosophie du langage pour restituer une tradition républicaine, dont la liberté comme non-domination constitue la pierre angulaire et, offrant une troisième voie dans le débat politique des années 1980-1990 en philosophie politique anglo-saxonne; qui opposait le libéralisme politique (de John Rawls) au communautarisme (notamment de Charles Taylor) – et qui a donné naissance à un libéralisme sensible aux identités, dont les travaux de Will Kymlicka sur la “citoyenneté multiculturelle” sont sans doute les plus connus. Les principaux auteurs de l’école de Cambridge, dont le présent article s’inspire, sont Quentin Skinner (Liberty before Liberalism, 1998), John G. A. Pocock (The Machiavellian Moment : Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, 1975) et, pour l’expression contemporaine de l’idéal de liberté comme non-domination, Philip Pettit (Republicanism : A Theory of Freedom and Government,1997; et On the People’s Terms : A Republican Theory and Model of Democracy, 2012).
[2] Le Prince, chap. XII.
[3] Le Prince, chap. XXV.
[4] Machiavel. Discours sur la première décade de Tive-Live, I : 4.
[5] Traduction libre : “he who has never struggled with his fellow creatures is a stranger to half the sentiments of mankind”. Adam Ferguson. (1767/1995). An Essay on the History of Civil Society, ed. Fania Oz-Salzberger. Cambridge : Cambridge University Press.